Le soleil se couche au pied du Cap Horn et colore le ciel de tons dorés.
Je suis à la barre depuis près d’une heure, les dauphins et les phoques ne se sont pas encore lassés de nous suivent. À tour de rôle, ils jouent à la proue du bateau, à faire des sauts hors de l’eau et à nager les uns contre les autres. On dirait qu’ils veulent s’assurer qu’on revienne les voir. Un vent léger nous pousse tranquillement vers le Sud, on n’aurait même pas osé rêver d’un aussi beau départ pour l’Antarctique. Mon premier quart se termine avec les dernières lueurs du jour. J’ai droit à quelques heures de repos à la chaleur de Venus puis la boucle recommence.
Le bateau se comporte merveilleusement bien dans les vagues croisées du Drake. On se relais à la barre à toutes les heures, ça prend une bonne concentration pour garder le cap et pour ne pas se faire surprendre par les vagues de plus en plus grosses. Sous le ciel étoilé, moi et Christophe s’amusons à faire surfer le bateau le plus rapidement possible.
Au fil des quarts, on oublie l’heure, le jour de la semaine, on en vient même à oublier sa vie d’avant et on ne réfléchit plus à après. Seul le refroidissement de l’air nous rappelle notre descente vers le grand sud. Et puis, dans le brouillard opaque du 62ème degrés Sud, on le voit enfin, notre premier glaçon. Il flotte à côté de nous comme si de rien n’était. Il est petit, de la taille d’un camion… En regardant l’écran du radar un comprend qu’il est le produit d’une usine à glace, un iceberg tabulaire à quelques miles de nous, mais on ne le voit pas, on ne voit rien dans le brouillard blanc, à partir de maintenant notre vigilance est de mise.

Quelques heures plus tard dans un brouillard un peu moins opaque, je l’aperçois; le monstre de glace. D’abord, on ne voit qu’une légère ligne contour sur l’horizon blanc. Puis, plus on se rapproche, plus on comprend la grosseur, la sévérité et la beauté de la glace. Un fort sentiment me prend au ventre, une excitation incontrôlable. Pourtant, je connais l’importance du moment, je dois regarder sans ciller les glaçons possibles au-devant du bateau, car même un petit glaçon pourrait l’endommager. Ma concentration balance entre l’observation d’éventuels glaçons et le désir de voir l’immensité du tabulaire à bâbord. Les vagues se brisent violemment sur sa glace bleue et en font un spectacle dont on ne peut se lasser.
Il nous reste moins de 24 heures pour finalement atteindre la péninsule, on devra veiller sans relâche.
Plusieurs nous ont dit qu’on sentait venir les icebergs. Pourtant, la glace n’a aucune odeur…
Et bien, je les ai sentis venir, lors de mon dernier quart, j’ai vu un autre tabulaire au loin, puis un deuxième, puis rapidement un troisième et quelques minutes, nous étions entourés d’icebergs énormes. Le brouillard s’étant presque complètement levé, on se demande si l’on n’était pas mieux dans l’ignorance. La navigation devient rapidement corsé pour zigzaguer entre les glaces, mais Christophe assure comme toujours. Ça fait déjà un moment que mes deux heures de quarts sont terminées et que j’ai les mains et les pieds gelés, mais il m’est impossible de rentrer, impossible de manquer ne serait-ce qu’une minute de ce spectacle sans prix. On passe tout près d’un magnifique tabulaire, on l’entend même craquer sous la force des vagues. Selon le GPS, on est qu’à quelques miles de la côte, mais on ne voit toujours pas la terre. L’Antarctique nous a réservé la plus belle des arrivées, car après ce passage magique entre les glaces, les nuages se sont dissipés comme un levé de rideau pour nous faire découvrir la péninsule sous un ciel bleu. Les montagnes trop blanches semblaient irréels. Le ciel trop bleu semblaient être peinturé. Pour ajouter à l’impensable, les baleines sont venues nous saluer. C’était à en verser une larme. Et on s’est senti flotter jusqu’à notre premier mouillage aux îles Melchior.
Le moment était trop important et trop magique pour prendre des photos, je le garde en tête et ses images me feront rêver encore et encore.
